Cela peut paraître paradoxal, volontiers ironique, mais la galaxie dont nous connaissons le moins bien la structure est… la nôtre. Nous voyons toutes les galaxies de l’extérieur et de loin, ce qui nous permet d’en apprécier la forme au premier coup d’œil. Et c’est précisément notre appartenance à la Voie Lactée qui rend très compliquée la tâche d’en donner une représentation fiable. En effet, comment tracer le plan d’une ville si nous ne pouvons pas quitter l’une de ses rues ? Comment connaître la forme d’un nuage si nous nous trouvons en plein dedans, et quand tout autour de nous n’est que brouillard ?
Il est tout de même permis de collecter quelques pièces du puzzle galactique. Les astronomes ont toujours remarqué cette écharpe laiteuse qui traverse le ciel, que nous connaissons sous le nom de Voie Lactée. C’est au début du XVIIe siècle que Galilée découvre qu’elle est composée d’étoiles, ce qui laisse à penser que la Galaxie est plutôt plate, et que nous sommes logés dans son épaisseur. Trois cents ans plus tard, l’observation systématique d’autres galaxies nous a appris que ces galaxies plates possédaient également une forme spiralée, avec des bras enroulés autour d’un noyau central. Deux types de galaxies spirales sont répertoriés : les spirales « normales », où un bulbe arrondi est entouré de quatre bras, et les spirales « barrées », chez lesquelles le bulbe est remplacé par une barre, dont les deux extrémités sont les points de départs de deux bras spiraux.
Dans les années cinquante commencent les premiers relevés généraux du ciel effectués par des radiotélescopes. Le rayonnement radio émis par le gaz contenu dans la Galaxie, une fois cartographié, laisse voir quatre concentrations gazeuses recourbées en périphérie et des bandes de gaz et de poussière à proximité du centre : c’est alors la toute première fois que l’on acquiert une représentation valable de notre galaxie. Pendant les années qui ont suivi, on a pu voir abonder dans les bouquins d’astronomie des dessins montrant la Voie Lactée sous la forme d’une galaxie spirale normale, les quatre bras servant d’écrin à un renflement central localisé dans la constellation du Sagittaire. Ces quatre bras ont par ailleurs reçu un nom, celui de la constellation au sein de laquelle ils sont le mieux visibles. Les légendes ou annotations aux dessins d’artistes sont ainsi bras de la Règle, de l’Ecu-Centaure, du Sagittaire, de Persée. On doit aussi signaler la présence, entre les deux derniers bras, d’une sorte de moignon, de bras partiel, baptisé Eperon d’Orion. C’est au creux de cet éperon que se situe le Soleil.
La situation change dans les années 1990. C’est l’époque des relevés généraux dans le domaine infrarouge, une technique qui permet de mieux voir à travers les nuages de poussière. Et c’est en pénétrant plus avant vers les régions centrales de la Voie Lactée que l’on eut la surprise d’y détecter la trace d’une barre centrale ! Dans un premier temps, il était permis de comparer cela à un simple allongement du bulbe central, de lui accorder une forme oblongue. Mais en 2005, Robert Benjamin, chercheur à l’Université du Wisconsin, découvre que cet allongement est plus marqué qu’on ne le pensait, ne laissant plus de doute sur l’existence d’une barre centrale digne de ce nom au beau milieu de notre Voie Lactée.
Mais en amassant des pièces pour le puzzle, on en arrive à la désagréable situation de ne plus pouvoir les emboîter entre elles. Nous connaissons des milliers d’exemples de spirales normales à quatre bras, et autant de spécimens de spirales barrées à deux bras. Quel hybride pouvait donc bien être notre galaxie, spirale barrée à quatre bras unique en son genre dont il était si difficile de trouver un alter ego ailleurs ?
La solution arrive en poursuivant l’enquête plus loin. Tout récemment a été dressée une carte infrarouge de la Voie Lactée, grâce à l’observatoire orbital Spitzer. Cette carte prend la forme d’une longue bande alignée sur le plan médian de notre galaxie ; si elle ne dépasse que d’un degré de part et d’autre de ce plan, elle recouvre par contre près d’un tiers du firmament avec ses 130 degrés de large. Il a fallu pour composer de monument plus de 800 000 images, et on y pourrait y compter pas loin de 110 millions d’étoiles…
Robert Benjamin a décidé d’exploiter ce document comme il le fallait, et a conçu avec ses collègues un logiciel de comptage d’étoiles. En donnant la nouvelle carte en pâture à son programme, ce dernier a montré de nettes augmentations de la densité en étoiles dans les parages du bras de l’Ecu-Centaure. Les bras du Sagittaire et de la Règle furent aussi examinés, mais le compteur d’étoiles ne s’est pas affolé. Ne figurant pas sur la carte analysée, le bras de Persée n’a pas pu subir l’opération.
Cela aurait semblé, pour beaucoup, un mystère. Mais dans la tête de Robert Benjamin, tout s’éclaire : la Voie Lactée ne possède non pas quatre bras, mais deux bras principaux et deux bras secondaires. Les deux bras principaux, à savoir Ecu-Centaure et Persée, contiennent des concentrations de jeunes étoiles brillantes, tout comme bon nombre de géantes rouges parvenues au soir de leur existence. Les bras secondaires, c’est-à-dire Sagittaire et Règle, renferment également des amas de jeunes étoiles, mais les géantes rouges y sont plus rares. Le gaz par contre semble ne pas manquer.
En haut, l'aspect de la Voie Lactée tel qu'on se l'imaginait depuis 2005. Quatre bras spiraux apparaissent nettement. La vue corrigée, en bas, diminue l'importance de deux de ces bras, et calque davantage l'apparence de notre galaxie sur l'image habituelle des spirales barrées.Tout ne s’arrête pas là : le paysage devient désormais évident dans le puzzle galactique. Comme nous l’explique Benjamin : « les deux bras principaux semblent parfaitement se connecter aux extrémités de la barre centrale. Des indices d’une Voie Lactée à deux bras existaient dans les observations précédentes, mais les résultats restaient obscurs à cause des incertitudes sur la position et la largeur de ces bras. Actuellement, tout est beaucoup plus clair et précis. Spitzer nous a donné un point de départ pour repenser la structure de la Voie Lactée, comme les navigateurs des temps anciens étaient amenés à redessiner leurs cartes. »
Il faut dire que pendant des années, et Robert Benjamin en parle aussi, la cartographie de la Voie Lactée évoquait l’image populaire de l’éléphant inspecté par une troupe d’aveugles, chacun palpant une partie de l’anatomie du pachyderme, et chacun donnant une description différente de tous les autres. Il n’est alors plus si étonnant que les domaines radio, infrarouge ou même visible nous donnent à voir à chaque reprise une galaxie différente. Ce ne sont là, en somme, que différentes facettes d’un même objet.
Pour terminer, donnons quelques précisions sur la nature des bras spiraux. Il est tentant de penser que ce sont des structures stables et consistantes, comme les tentacules d’une pieuvre. Mais la réalité est plus subtile : un bras spiral ne tourne pas à la même vitesse que la galaxie auquel il appartient, et il ne contient pas toujours les mêmes étoiles. Certains y pénètrent et d’autres en sortent en permanence (le Soleil, par exemple, a déjà effectué une petite vingtaine de tours dans la Galaxie, traversant un par un chaque bras spiral). L’image d’un embouteillage sur le Boulevard Périphérique est en cela plus correcte : une onde de densité se propage dans la galaxie, provoquant l’allumage de nombreuses étoiles brillantes, et ces étoiles brillantes soulignent à leur tour la forme de l’onde, qui devient visible. C’est comme si les voitures prises dans un embouteillage allumaient leurs phares : la congestion deviendrait tout de suite plus manifeste.
La galaxie Messier 109. Une barre centrale, deux bras principaux qui en émergent, deux bras secondaires entre les précédents : tout y est. Si des astronomes existent dans cette galaxie, ils pourraient observer la nôtre sous le même aspect.