Autour de la planète Saturne tourne une bille glacée d’un demi millier de kilomètres de diamètre… et de mystères. Les premières vues en gros plan de ce satellite, il y a bientôt trente ans, montraient déjà une surface tourmentée par un bouleversement récent de la surface. Sans plus de données, le terme « récent » signifiait un âge de cent millions d’années environ. Fait étonnant pour un objet d’une si petite taille, sa surface se décline suivant au moins cinq types différents. Preuve de son jeune âge, on ne trouve sur Encélade aucun cratère dépassant trente-cinq kilomètres de diamètre, même dans les régions les plus abîmées par les traces d’impact. D’autres régions ne portent par ailleurs aucune cicatrice météoritique. En certains endroits, la surface ondule sous la poussée de crêtes et de plis ; en d’autres, le sol encéladien est tailladé de fissures, de fractures, d’entailles. Ces balafres sont les formations les plus récentes, car elles s’impriment et se superposent à toutes les autres, que ce soit les cratères d’impact ou les plaines sur lesquelles ils se sont creusés. Cette surface torturée témoigne d’une forte mobilité du sous-sol, qui emporte avec lui, dans la mesure du supportable, la croûte rigide et glacée du satellite.
Mais ce n’est pas le plus surprenant. Le meilleur se réserve pour la mission Cassini. En juillet 2005, la sonde observe que le pôle Sud d’Encélade est anormalement chaud, la température y dépassant de plusieurs dizaines de degrés la moyenne de 200 sous zéro. A la fin de la même année, l’engin fait une découverte qui restera sans nul doute la plus fantastique de toute la mission : dans les régions polaires australes siègent des geysers qui éructent continuellement du gaz, des grains de poussière et des cristaux de glace vers l’espace. Ejecté à la vitesse de 400 mètres par seconde, ce matériau se déploie en colonnes vaporeuses dont l’altitude dépasse nettement la taille même de l’objet d’où elles émanent.
Les cristaux de glace ainsi propulsés, dont la taille ne dépasse pas l’épaisseur d’un cheveu, peuvent néanmoins retomber sur Encélade et tapisser sa surface sous la forme de neige fraîche, ce qui explique l’apparente jeunesse du satellite et sa réflectivité record - nul autre objet dans le Système Solaire ne réfléchit la lumière du Soleil aussi efficacement. Mais la plupart s’échappent définitivement et remplissent un halo autour du satellite, qui s’épanche en un large et épais anneau autour de Saturne, estampillé de la lettre E. Il semble que ces minuscules flocons se divisent en deux variétés : la première ne contient que de la glace d’eau, et viendrait de la surface d’Encélade ; la seconde est un mélange de glace et d’impuretés, trouvant probablement son origine dans le sous-sol du satellite. Les gaz émis avec les grains de glace et de poussière sont de la vapeur d’eau, du dioxyde de carbone et du méthane. Il n’est pas impossible d’y trouver un peu d’ammoniac, voire du monoxyde de carbone ou de l’azote.
Tous ces résultats, handicapés par de sérieuses incertitudes, ont été obtenus à distance. Cassini a survolé Encélade à trois reprises : lors de son troisième tour autour de Saturne, à 1267 kilomètres d’altitude, lors du tour suivant, à 500 kilomètres d’altitude et pendant sa onzième orbite saturnienne, à seulement 168 kilomètres au-dessus du sol encéladien. La distance sans cesse décroissante des survols est inversement proportionnelle à l’intérêt qu’à suscité le petit satellite, qui s’avère maintenant être le plus petit objet du Système Solaire montrant des signes d’activité. Aujourd’hui, trois ans après la dernière approche, Cassini s’apprête à effectuer un rase-mottes au-dessus d’Encélade. Ce survol comprend aussi un passage direct à l’intérieur des panaches exhalés par les régions australes.
La séquence d’observations dure pour ainsi dire toute la journée du 12 mars 2008. Voici le résumé du programme, les instants étant donnés en heure légale :
- 4 h 31 m 12 s : Cassini se situe encore à plus de 600 000 kilomètres à la verticale du point de coordonnées 54° Nord/61° Ouest sur Encélade. C’est le début d’une phase d’observation longue de neuf heures, dans l’infrarouge. Comme le satellite met 33 heures pour compléter une orbite autour de Saturne, Cassini pourrait l’observer pendant près plus quart de tour, pouvant ainsi observer aussi bien la face cachée à Saturne que la face arrière d’Encélade, ou du moins la moitié boréale de chacune de ces deux faces. La longue durée des observations sera mise à profit pour augmenter le rapport signal/bruit du spectromètre infrarouge, car Encélade se révèle relativement sombre dans cette région du spectre (tout comme l’est la glace d’eau, en fait). Cet instrument a déjà mis en évidence, lors des survols précédents, du dioxyde de carbone, de l’eau oxygénée et des substances organiques légères à proximité du pôle Sud. C’est ici l’occasion de détecter ou non ces mêmes composés chimiques dans l’hémisphère Nord. Des mesures de la cristallinité et de la granulométrie de la glace déposée en surface seront également possibles. La cristallinité est la proportion établie entre la glace cristallisée et la glace amorphe, qui n’est pas structurée en cristaux. La granulométrie est simplement une mesure de la taille des grains élémentaires qui recouvrent le sol. Quatre photographies sont capturées au début de cette période, en lumière blanche, dans l’ultraviolet, le vert et l’infrarouge proche. La résolution vaut alors 3,7 kilomètres par pixel sur la surface d’Encélade. A la fin de la période d’observation de neuf heures, une séquence semblable de quatre photographies est à nouveau opérée, mais la résolution est descendue à deux kilomètres par pixel.
- 13 h 26 m 12 s : imagerie pendant deux heures. Huit images supplémentaires seront enregistrées, dans les mêmes canaux spectraux que précédemment. La résolution s’échelonnera de 1,8 à 1,3 kilomètre par pixel.
- 15 h 36 m 12 s : observation au radar pendant deux heures. Mesure des propriétés diffusives, du rayonnement et de l’albédo de la surface. La mesure de l’albédo a lieu à la verticale du point de coordonnées 68° Nord - 105° Ouest. Celle-ci sera complémentaire de quatre autres mesures collectées plus tôt dans la mission et en d’autres endroits sur Encélade (0° Nord - 0° Ouest pendant la révolution 3 ; 13° Sud - 70° Ouest pendant la révolution 4 ; 61° Nord - 186° Ouest pendant la révolution 28 ; 29° Sud - 243° Ouest pendant la révolution 32).
- 17 h 36 m 12 s : observation dans l’infrarouge pendant 37 minutes. Mesure de la température et recherche d’endroits anormalement chauds dans l’hémisphère Nord. Des images dont la résolution est comparable à celles de Voyager (640 mètres par pixel) sont prises.
- 18 h 13 m 12 s : observation dans l’infrarouge et le domaine visible pendant 27 minutes. La résolution des images descend à 540 mètres par pixels. A ce moment, le globe encéladien remplit intégralement le champ de la caméra embarquée.
- 18 h 40 m 12 s : observation dans l’ultraviolet pendant 27 minutes. Mesure de l’albédo dans le domaine ultraviolet, recherche d’oxygène autour d’Encélade, gaz qui proviendrait de la dissociation des molécules d’eau constitutives de la glace expulsée dans les geysers. La résolution des images atteint 400 mètres par pixel.
- 19 h 7 m 12 s : observation dans l’infrarouge pendant dix-huit minutes. Cassini se situe alors à 50 000 kilomètres de sa cible.
- 19 h 25 m 12 s : la caméra s’active pendant vingt minutes, de manière à fournir une mosaïque des régions cratérisées boréales dont la résolution, maximale, vaudra 200 mètres par pixel. Ce sera alors le document photographique le plus détaillé concernant cette portion du satellite, dont l’hémisphère Nord est moins bien couvert.
- 19 h 44 m 42 s : observation du plasma environnant Encélade pendant 26 minutes.
- 20 h 6 m 12 s : l’approche est maximale. La sonde Cassini se trouve à seulement 52 kilomètres en surplomb de la surface d’Encélade, plus exactement au-dessus du point de coordonnées 21° Sud - 135° Ouest. La Station Spatiale Internationale tourne autour de la Terre sept fois plus haut. C’est non seulement le survol le plus rapproché de ce satellite de Saturne jamais effectué, mais également le survol le plus rapproché de toute la mission, tous satellites confondus. Filant à plus de 50 000 kilomètres par heure, Cassini se retrouve à peine trente secondes plus tard 200 kilomètres à la verticale du point de coordonnées 75° Sud - 136° Ouest. En d’autres termes : au beau milieu des colonnes de gaz et de neige projetées au loin par les geysers du pôle Sud ! Malgré la très grande vitesse de déplacement qui est la sienne, la sonde n’encourt pas de danger. Il lui arrive même fréquemment de traverser des régions encombrées de grains de poussière sans y subir de dommage. C’est l’occasion unique de prélever directement des échantillons et de les analyser sur place. Des données de première qualités sont collectées sur la densité, la taille, la composition et la vitesse des particules et du gaz qui les emporte. Acquérir ces données est par ailleurs érigé en priorité de ce survol : l’imagerie passe pour secondaire et remplit les intervalles qui séparent les analyses de particules. Il sera enfin de possible de confirmer ou d’infirmer l’hypothèse décrite plus haut, selon laquelle les deux sortes de cristaux de glace proviennent de sources distinctes.
- 20 h 9 m 6 s : Encélade pénètre dans l’ombre de Saturne. Cette éclipse pendant laquelle la surface est obscurcie durera juste un peu plus de deux heures. Si la caméra devient alors inutilisable, les autres instruments sont quant à eux mis à contribution.
- 20 h 11 m 12 s : observation dans l’infrarouge. Une carte des températures de la source des geysers est dessinée. En parallèle, un sondage de détection d’une possible luminescence photochimique est opéré dans l’ultraviolet.
- 21 h 10 m 12 s : observation au radar pendant 44 minutes. Des mesures semblables aux précédentes sont effectuées, à la verticale du point de coordonnées 69° Sud - 333° Ouest.
- 21 h 51 m 12 s : observation dans l’infrarouge pendant 50 minutes. Le suivi du réchauffement de la surface d’Encélade suite à son émergence de l’ombre de Saturne est programmé. Cela permettra de déterminer quelques propriétés physiques et thermiques de la surface. Après l’éclipse, l’imagerie peut reprendre, avec une résolution descendue à 780 mètres par pixels.
- 23 h 1 m 12 s : observation dans l’ultraviolet, mesure de la granulométrie. Dix-huit images centrées sur le point de coordonnées 68° Sud - 350° Ouest sont capturées, avec un niveau de détail de 860 mètres par pixel.
Pendant la retransmission en bloc des données stockées sur le disque dur embarqué, les antennes terrestres analyseront le décalage Doppler-Fizeau des signaux reçus de la part de Cassini, de manière à en extraire des informations sur le champ de gravité du satellite. En effet, pendant cette phase, Encélade sera en train de freiner la sonde qui s’éloigne.
Voilà des retrouvailles bien chargées pour Cassini, qui n’avait plus croisé Encélade depuis presque trois ans. Ce survol, qui a lieu durant la soixante et unième orbite de la sonde autour de Saturne, est le quatrième et dernier de la mission nominale, qui s’étend du 1 juillet 2004 au 30 juin 2008. Au-delà, nous pénétrons dans la mission étendue, une prolongation de quatre ans devant bientôt être avalisée par l’Administration de la NASA. En tout, sept survols d’Encélade sont programmés pendant ces quatre ans de prolongation, soit près du double que pendant la mission nominale. Trois de ces sept survols auront lieu en 2008. Les dates précises sont le 11 août, le 9 octobre et le 31 octobre (révolutions 80, 120 et 130, respectivement).
Le survol du 11 août empruntera une trajectoire très similaire à celui d’aujourd’hui, quoique la sonde pénétrera plus en profondeur dans les panaches. La tendance sera encore accentuée pendant les deux survols d’octobre. Les séquences d’observations connaîtront quelques changements : les approches du 11 août et du 31 octobre permettront d’obtenir les meilleures photographies, alors que le radar restera inactif lors du survol du 11 août. Le record de cinquante kilomètres pourrait même être battu à l’occasion de l’un ou l’autre de ces survols ; l’altitude de chacun d’eux n’est pas encore précisément connue actuellement. Elle dépend avant tout de la qualité des données emmagasinées aujourd’hui.
Ces données devraient être disponible en format brut dès demain. Des versions traitées et affinées des images et résultats les plus significatifs seront publiées le mois prochain.